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Quand on parle de “l’économie du partage”, on se concentre généralement sur les quelques success-stories (ou supposées comme telles) que sont Uber et Airbnb. Or, il faut savoir partager aussi les histoires de semi-réussites ou d’échecs, car il y a autant – si pas plus – à apprendre d’elles. Tel est le parti pris de cette série d’articles, articulée autour du cas de Take Eat Easy.
Un peu d’histoire
Lancée à Bruxelles en 2013, Take Eat Easy est une plateforme organisant la distribution de repas en servant d’intermédiaire entre des restaurateurs, des coursiers et des clients. L’ambition de la plateforme est de créer de la valeur pour chacun de ces groupes : une chalandise étendue sans coût ni risque pour les restaurateurs, des compléments de revenu pour les coursiers et des repas de qualité livrés à domicile pour les clients. Pour ce faire, la plateforme s’appuie sur des algorithmes et des mécanismes d’automatisation des expéditions qui sont rendus possibles par une utilisation intelligente des technologies digitales (smartphones et géolocalisation). Pour monétiser ses services, la plateforme prélève une commission sur chaque commande apportée au restaurant et fait payer une participation aux clients pour la livraison. Très vite, la plateforme déploie ses activités dans d’autres villes que Bruxelles ; elle se lance à Paris en octobre 2014, puis à Berlin, Londres et Madrid à l’été 2015. Son objectif est de devenir la première société de livraison de repas de qualité en Europe. Pour soutenir cette croissance, la start-up lève 6 millions d’euros en avril 2015 lors d’un premier tour de table auprès de sociétés de venture capital ; quelques mois plus tard, elle lève 10 millions d’euros supplémentaires. Alors que la plateforme franchit le cap du million de commandes passées sur son site et que son modèle séduit plus de 350.000 clients dans une vingtaine de villes, Take Eat Easy annonce brutalement en juillet 2016 qu’elle se place en redressement judiciaire.
Que s’est-il passé ? Pourquoi cette plateforme qui semblait si bien se développer a-t-elle dû, subitement, mettre la clé sous la porte ? L’ambition de cette série de trois articles est de répondre à ces questions. Dans un premier temps, je résume ce que l’analyse économique des plateformes digitales nous apprend pour comprendre la dynamique concurrentielle qui est à l’oeuvre dans ces marchés. Ensuite, je donne la parole au principal intéressé, à savoir Adrien Roose, fondateur et CEO de Take Eat Easy. Enfin, je m’appuie sur ces deux analyses pour m’interroger sur la soutenabilité du modèle d’affaires des plateformes de l’économie dite “du partage”. [1]
Comment fonctionnent les plateformes P2P? Une analyse microéconomique
Take Eat Easy fait partie de ce qu’on appelle les ‘plateformes de l’économie du partage’ ou ‘plateformes P2P’. On regroupe sous ce vocable les entreprises (essentiellement marchandes) qui, à l’instar de Uber et Airbnb, tiennent des places de marché dites ‘de pair à pair’ (‘peer-to-peer’ en anglais; en abrégé, P2P), c’est-à-dire qu’elles facilitent l’échange de biens et services entre ‘pairs’. Le terme ‘pair’ est employé pour souligner que dans la plupart des cas, les utilisateurs de ces plateformes peuvent y opérer indifféremment du côté de l’offre ou du côté de la demande. Il n’y a donc pas, a priori, d’indentification claire des rôles de chacun (par exemple, dans le cas de Take Eat Easy, une même personne peut utiliser la plateforme tantôt comme client, tantôt comme coursier).
Plateformes à multiples versants
Les places de marché P2P sont organisées via des plateformes digitales que l’on peut qualifier de ‘plateformes à multiples versants’ (en anglais, ‘multi-sided platforms’). Evans (2011) [2] relève qu’une opportunité d’affaires émerge pour une plateforme à multiples versants lorsque des groupes distincts d’agents économiques (les ‘versants’ de la plateforme) sont désireux d’interagir mais font face à des coûts de transaction trop importants pour organiser cette interaction par eux-mêmes ; la plateforme crée alors de la valeur en servant d’intermédiaire entre les groupes, c’est-à-dire en internalisant (en tout ou en partie) les effets externes que génère l’interaction entre ces groupes. Dans le cas précis de Take Eat Easy, les versants sont au nombre de trois puisque la plateforme organise une interaction tripartite entre restaurants, coursiers et consommateurs.
Effets externes
Dans le cas des plateformes de l’économie collaborative, quels sont les effets externes en présence ? La plupart des plateformes favorisent l’interaction entre deux groupes : les producteurs et les consommateurs. Commençons par identifier les effets externes qui existent entre les groupes. Il s’agit d’estimer la manière dont les membres d’un groupe valorisent une participation accrue des membres de l’autre groupe. Il semble clair que les effets sont positifs dans les deux directions : plus nombreux sont les producteurs affiliés à la plateforme, plus les consommateurs auront de chances de trouver le produit/service qui convient à leurs besoins ; de même, plus il y a de consommateurs connectés, plus larges seront les débouchés potentiels pour les producteurs. Un plus grand nombre de participants, et donc de transactions, peut également permettre à la plateforme d’augmenter la qualité de ses services d’intermédiation. En effet, les participants et les transactions nourrissent de larges bases de données (les ‘big data’) dont le traitement permet d’affiner la pertinence des algorithmes sur lesquels sont basés les systèmes de réputation et de recommandation que proposent les plateformes, ou d’améliorer la logistique des services offerts par la plateforme (comme c’est le cas pour Take Eat Easy).
Des effets externes peuvent également survenir au sein des groupes. Chez les consommateurs, le bouche-à-oreille génère des effets positifs : plus une plateforme est utilisée, plus on en parle et plus elle apparaît comme attractive aux yeux d’autres consommateurs. Naturellement, cet effet peut se retourner si une forme de congestion s’installe (par exemple parce que la plateforme est mal équipée pour traiter une masse croissante de transactions). Un autre type d’effets externes entre consommateurs peut résulter de la manière dont la plateforme tarifie ses services. Par exemple, la tarification dynamique que pratique Uber fait dépendre les prix de l’état de l’offre et de la demande à tout moment ; ainsi, les prix risquent de flamber les soirs de pluie à l’heure de la sortie des salles de spectacles (un moment où la demande est largement excédentaire par rapport à l’offre). Au sein du groupe des producteurs, les effets externes peuvent également être des deux signes. La concurrence à laquelle peuvent se livrer les producteurs est un effet externe négatif. A l’inverse, le fait d’attirer, collectivement, des prestataires de services complémentaires représente un effet externe positif (par exemple, les services de conciergerie ou de nettoyage qui se développent autour de Airbnb). La Figure ci-dessous résume les différents effets externes.
‘Uberisation’
L’émergence de plateformes P2P perturbe le fonctionnement de nombreux secteurs. On pense bien sûr au transport en voiture (avec Uber, ainsi que Lyft ou BlaBlaCar) et à l’hébergement (avec Airbnb) ; mais d’autres secteurs sont touchés également, comme la livraison (avec Instacart, Postmates), la restauration (avec MenuNextDoor), l’emploi à la demande (avec TaskRabbit, Handy) et même le secteur bancaire (avec Lending Club, Funding Circle),
Le terme ‘uberisation’ a été proposé pour décrire les bouleversements provoqués par l’entrée de ces start-ups. Sous ce terme se cache une nouvelle forme de concurrence, une concurrence qui s’exerce d’abord en amont via la forme d’organisation (plateforme versus firme intégrée) et ensuite en aval via les prix et la qualité des produits ou services (comme on a l’habitude de le voir),
Le choix de l’organisation en plateforme plutôt qu’en firme intégrée a des conséquences importantes au niveau des coûts, de la qualité et des prix, des conséquences qui peuvent se transformer en autant d’avantages concurrentiels pour les firmes entrantes par rapport aux firmes déjà installées.
Au niveau des coûts, la différence fondamentale provient du fait que ces start-ups ne produisent rien elles-mêmes : leur activité consiste à mettre en relation des producteurs indépendants et des consommateurs. Elles ont donc une structure de coûts radicalement différente de celle des firmes conventionnelles avec lesquelles elles entrent en concurrence. Les firmes conventionnelles ont des coûts de production qu’elles se sont efforcées de réduire en développant leurs activités. Ces économies d’échelle et/ou de gamme constituent généralement des barrières à l’entrée. Mais, comme l’explique Taneja (2015), ces barrières sont largement inopérantes face à des firmes qui ont des coûts d’intermédiation plutôt que des coûts de production. [3] Ainsi, une chaîne hôtelière intégrée comme Accor a réussi, par sa seule taille, à décourager l’entrée de concurrents du même type (ou à les pousser vers la sortie), mais n’a rien pu faire contre l’entrée d’Airbnb qui ne possède pas la moindre chambre d’hôtel. En outre, ces différences de coûts sont parfois amplifiées par le fait que les plateformes entrantes échappent (du moins pour un temps) aux régulations auxquelles sont soumises les firmes déjà en place. Ce dernier point fait rimer, chez les firmes conventionnelles, ‘uberisation’ avec concurrence déloyale.
L’organisation en plateforme a également des implications en termes de qualité des produits et services offerts aux consommateurs. Parce qu’elles ne produisent rien elles-mêmes, les plateformes sont beaucoup plus flexibles que les firmes conventionnelles (qui sont tenues par leurs choix de production et leurs investissements passés). Elles peuvent donc se concentrer sur les produits et services qui correspondent aux goûts des consommateurs, en les adaptant rapidement si nécessaire. De plus, en utilisant intelligemment les technologies digitales, les plateformes rendent les produits et services qu’elles offrent plus faciles et agréables à utiliser.
Finalement, au niveau des prix, les plateformes choisissent généralement des structures de prix asymétriques vu qu’elles doivent motiver la participation d’un groupe pour garantir la participation de l’autre (le problème ‘oeuf-poule’, comme on a coutume de l’appeler). Cela peut inciter les plateformes à réduire le prix qu’elles font payer aux consommateurs. La raison est que la recette additionnelle obtenue d’un consommateur supplémentaire ne se limite pas au prix que ce consommateur paye ; elle inclut aussi l’effet externe positif que ce consommateur génère du côté des producteurs. En d’autres termes, la plateforme peut trouver optimal de réduire (voire annuler) la marge qu’elle réalise du côté des consommateurs pour accroître les revenus qu’elle obtient du côté des producteurs. Un tel choix est parfaitement logique pour une plateforme qui internalise les effets externes positifs entre les ‘versants’ qu’elle sert. Mais, aux yeux des firmes conventionnelles qui sont verticalement intégrées, il y a une raison de plus pour crier à la concurrence déloyale.
Ces éléments d’analyse économique devraient nous permettre de mieux comprendre les raisons qui ont amené la direction de Take Eat Easy à jeter le gant, telles que décrites par Adrien Roose dans le deuxième article de cette série.
Notes
[1] Ces trois articles sont adaptés d’un chapitre que j’ai écrit pour le livre ‘La consommation collaborative. Enjeux et défis de la nouvelle société du partage‘, dirigé par Alain Decrop (Université de Namur) et à paraître chez De Boeck.
[2] EVANS, D.S., (2011), “Platform economics: Essays on multi-sided businesses”, Competition Policy International.
[3] TANEJA, H., (2015), “Why Startups Are More Successful than Ever at Unbundling Incumbents”, Harvard Business Review (18 juin 2015).
Crédits photo : Le Soir // Thomas Hawk via Visual hunt / CC BY-NC // widdowquinn via Visualhunt / CC BY-NC-SA